Promenade de digestion

A un siècle de distance, deux regards se croisent : au tournant du XXème siècle, un jeune officier français photographie candidement l’arrière de la guerre, les paysages traversés depuis l’Europe de 1917 à 1920, dans ce qui fut l’Empire ottoman, des Balkans à Constantinople ; au tournant du XXIème siècle, un artiste fouille obstinément dans la tragédie d’une époque. Il lui faut colorier à même le tirage, rentrer dans le cadre furieusement, couvrir le motif d’aplats de couleurs fauves qui débordent, silhouetter de sombre aussi le passage de l’Histoire. Pris dans les rets d’une lumière crue, les visages et les corps, par leur présence magnétique, nous confrontent à notre propre présent.

Study for a soap

Le processus de fabrication du savon est élaboré au cours de l’Antiquité dans la région du Levant. Suite au déclin de l’Empire Romain, le savon est réintroduit en Occident par les Croisés qui le diffusent dès le XIIe siècle. Matière organique, fragile et malléable, Emmanuel Tussore la transforme dans une série de sculptures, d’installations, de photographies et de films. Entre ses mains, le savon d’Alep – le plus vieux savon du monde – devient le symbole d’une force brute, destructrice, à rebours du geste raffiné de l’homme civilisé. Les ruines racontent l’absence, la disparition, la perte, l’exil, et questionnent les notions fondamentales d’humanisme. En conservant la trace d’une histoire intime comme d’une mémoire collective, elles évoquent aussi la possibilité d’une reconstruction.

L’installation vidéo Study for a soap présente un savon d’Alep sculpté posé sur un plateau tournant électrique. Filmé sous différents angles par des caméras de surveillance, les images en noir et blanc du bâtiment en ruine sont retransmises en direct sur des moniteurs cathodiques érigés en tour, totem de l’architecture occidentale. Elles reprennent l’esthétique visuelle d’une guerre moderne vue d’en haut, celle des drones largement diffusée dans les medias. Submergés par ce flux, nous assistons en direct à la banalisation de la violence.

Requiem

En résidence dans une région à forte exploitation forestière, Emmanuel Tussore récupère en déchetteries des lames de scies circulaires. Ces disques dentés servent à débiter des troncs d’arbres. Bois de chauffage, bois domestique, destruction programmée des forêts. Manipulées par l’artiste – chimiste en son atelier, les lames donnent à voir un monde évanescent, vaporeux, dilué. Le support n’est plus l’acier tranchant et mortifère, il s’est métamorphosé. Les scies semblent dériver dans l’espace telles des planètes en mouvement. On y voit le feu, des cratères, des ersatz de roche, des queues de comètes laissant filer des poussières d’étoiles, on assiste à la naissance de l’Univers.

Dans Requiem (série photographique, 2021), les figures révélées par l’oxydation à la surface des lames évoquent ces paysages lointains dévoilés par un télescope. Ils nous renvoient en miroir à notre terre nourricière et protectrice, la terre matrice. Retour à nos origines.

Chaque scie a sa propre vibration, émet un son pur qui évoque des rituels anciens. On songe aux rites chamaniques, aux cérémonies druidiques, à la croisée du visible et de l’invisible. Dans Requiem for a piece of wood (installation et performance, 2019), l’artiste pénètre en maître de cérémonie dans une forêt de lames suspendues aux poutres d’une grange remplie de bois de chauffage.

Dans Etude pour un carillon (sculpture sonore, 2020), il utilise le bois de Iroko, arbre sacré en Afrique. Chaque tintement mécanique du carillon marque le temps horaire, défini par une horloge mère, pourvoyeuse de temps universel.

En dépit de sa transformation, l’outils de découpe originel conserve la mémoire du vivant. On peut y lire en filigrane l’empreinte sinueuse et colorée de l’écorce des arbres. Le projet Requiem s’inscrit dans la démarche constante et singulière de l’artiste, celle d’une recherche plastique pluridisciplinaire hantée par la notion d’effacement et son contraire, la possibilité d’une renaissance.

 

Performance 2019 , 2:55′

Galerie Dohyang Lee